logo

LE SOLEIL, LA GRILLE, LA FLEUR

Le sous-titre

« Je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface » Michel Foucault_Lieux hors des lieux _Hétérotopie.

Il y a tout d’abord un regard gratuit, un regard du 1er degré qui se pose ici et là. Cherche à laisser être ce que le hasard a fabriqué sans le vouloir, ce qu’il a dessiné les yeux bandés. Se laisser pénétrer, c’est savoir être silencieux et bête, c’est ne pas savoir.(1)

Puis ensuite, il y a le besoin de réinvestir ailleurs ces images, les sensations qu’elles transportent. Un champ labouré, une terre en jachère, des constructions à l’avenir fumeux, des interstices dans lesquels peuvent naître et se déployer des gestes non contrôlés et incertains. Dont on espère, qu’ils portent en eux ce qui existe dans ces lieux, en dessous d’eux, sans qu’ils n’aient la vulgarité de les nommer. Les espaces résiduels, les excavations, les mottes de terres, les entrées d’eau se ré agencent, glissent les une sur les autres et se forment en strate, par l’accumulation de gestes libres, un paysage fait de creux trop profonds, de surfaces impassibles, qui déjà se situent ailleurs. sS’organise en interne, en flottement, ponctue le chaos paisible de la page blanche. Et déploie une manière de voir et de désirer.(2) C’est un travail d’agencement, de disposition. Comme chacun dispose doucement un vase sur une table, “comme ceci, non plutôt comme cela.” Comme chacun rejoue ce qu’il a vu plus tôt, dans son esprit. Tant pis si ce n’ était pas dans cet ordre là. Puis vient la structure, celle qui redonne un sens, qui remet à l’endroit, re spatialise et pondère à la fois, sans pour autant, jamais cerner entièrement. C’est la quadrature du cercle. Une tentative vaine pour normer et pour comprendre la matrice abstraite d’une carte qui cherche à cadrer le réel, à décomposer l’organique, à clore l’ouvert, à donner une direction à la rose des vents. C’est le construit, le pensé, l’organisé qui s’interpose entre deux points du vide, trace un canal, dessine une jeté et comme cela donne une fin au territoire. Ramène le hasard quelque part sur terre, fabrique une baie, un port. Un espace refuge qui aurait pu dompter l’incertitude, comme l’espace replié de l’intime, un lieu dans lequel on rentre sans jamais en sortir. Plus tard, quand il y aura un corpus solide, il faudra re spatialiser, redonner au réel ce qu’on lui a pris et tenter de réinvestir ces motifs dans l’espace. Refaire du controler, redéployer de l’incertain, redonner à la pratique des espaces, un cadre. Basculer le motif de la forme organique, de la grille, de la trace, dans l’espace vécu et architecturé, posant ainsi son corps et sa main en tampon entre le droit et le désordonné, l’abscisse et l’ordonnée. Comme le fait un jardinier qui replante avec tendresse une fleur isolée, à l’orée d’un énième printemps.

(1) Comme un énorme bourbouillis de flamme le soleil couchant s’attarde dans les nues figées Il vient de loin un vague sifflement dans le soir très calme Ce doit être celui d’un train au loin. En ce moment il me vient une vague mélancolie et un vague désir paisible qui parait et disparait. Parfois aussi, au fil des ruisseaux, il se forme sur l’eau des bulles qui naissent et se défont- et elles n’ont d’autres sens que d’être des bulles d’eau qui naissent et se défont.
  • Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux
  • (2) Et nous, on disait une chose très simple, vous ne désirez jamais quelqu'un ou quelque chose, vous désirez toujours un ensemble. Et notre question, c'était, quelle est la nature des rapports entre des éléments, pour qu'il y ait désir, pour qu'ils deviennent désirables. Je vais dire, je ne désire pas une femme, j'ai honte de dire des choses comme ça, c'est Proust qui l'a dit, et c'est beau chez Proust, je ne désire pas une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé en elle.
  • Gilles Deleuse, L'Abécédaire